C’est notre Lascaux !

1991. Gardée secrète depuis plusieurs années, la grotte Cosquer enfin révélée.


Un Lascaux à Marseille ? Mais c’est une galéjade ! D’ailleurs lorsque les premiers clichés ont circulé entre les mains des hautes autorités de la Culture, vers la mi-septembre 1991, ils n’ont suscité que scepticisme et suspicion. Cela valait-il vraiment la peine de réunir le Conseil supérieur de la recherche archéologique pour une telle plaisanterie ? Chargé de l’art préhistorique au ministère, Jean Clottes avait été mis en garde: «C’est assez curieux», lui avait-on annoncé «ça s’est passé à Marseille, c’est sous l’eau, et l’auteur de la découverte est un scaphandrier dont le bateau s’appelle Cro-Magnon…». La dizaine de petites photos représentaient des peintures paléolithiques, principalement des mains et des animaux. Les œuvres semblaient peintes au charbon de bois. Par endroits, des coulées de calcaire en recouvraient les contours. Après avoir longuement examiné les documents, Jean Clottes a laissé tomber son verdict: «Ça m’a l’air vieux. Je pense que c’est authentique » a-t-il simplement déclaré, au grand étonnement de ses collègues «Mais il faut envoyer un archéologue capable de plonger pour voir sur place. Je propose que ce soit Jean Courtin.»

Reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes de la préhistoire du Sud-Est, le Marseillais Jean Courtin a donc été «désigné volontaire» pour revêtir sa combinaison de plongée, remisée depuis plusieurs années. Il allait entreprendre la plus belle aventure de sa carrière de chercheur. 


Une périlleuse expédition


Avec l’appui logistique de l’Archéonaute, le navire scientifique du ministère de la Culture, Jean Courtin a pu effectuer une première plongée le 18 septembre, en compagnie de l’auteur de la découverte, le scaphandrier Henri Cosquer. Celui-ci avait prévenu les plongeurs de la Drasm (la Direction des recherches archéologiques sous-marines): explorer la cavité n’était pas sans danger. On y accédait par un modeste trou dans la falaise du cap Morgiou, à 37m sous la surface de l’eau. Ensuite, il fallait s’engager dans un étroit tunnel entièrement noyé. Si l’on n’y prenait garde, ce siphon pouvait devenir un terrible piège. Quatre plongeurs grenoblois s’y étaient aventurés sans préparation quelques jours auparavant, le 1er septembre. Trois d’entre eux y avaient trouvé la mort.

Épaulé par une équipe de la Drasm et une brigade de plongeurs de la Marine nationale, Jean Courtin a enfin émergé à l’air libre dans la caverne du fond des âges. Après une lente progression de plus de 150 m dans l’obscur boyau, il découvrait à son tour la fantastique «cathédrale de la préhistoire», celle qui deviendra bientôt la «Grotte Cosquer». Il s’apprêtait à dévoiler un trésor sans équivalent dans le monde, le seul site d’art pariétal d’accès sous-marin, l’unique sanctuaire paléolithique du Grand Sud-Est. «C’était une immense joie, se souvient-il, étreint par une intense émotion, à en avoir les larmes aux yeux». 


Vrai ou faux ?


Examinant de près quelques-unes des peintures, l’archéologue a rapidement pu confirmer ce que Jean Clottes avait conclu en observant les photos. Les mains, les animaux terrestres - chevaux, bisons, bouquetins, cerfs – ainsi que l’invraisemblable faune marine - phoques et pingouins - avaient été peints ou gravés il y a plusieurs milliers d’années. La caverne d’Henri Cosquer, méritait bien à n’en plus douter son label d’authentique grotte préhistorique. 

Un sanctuaire paléolithique avec des animaux marins ! Jack Lang, l’éternel ministre de la Culture, l’a confirmé au journal de TF1. La nouvelle, inattendue, surprenante, incroyable même, a soulevé autant d’enthousiasme que de scepticisme et parfois de jalouses railleries. Mais les Marseillais en ont l’habitude, depuis l’antique Pythéas, traité de menteur des siècles après son voyage polaire. 

Une violente campagne de désinformation menée par un quarteron de chercheurs parisiens a bien failli porter un coup fatal, non pas à l’authenticité de la grotte, que les scientifiques sérieux n’ont jamais mise en doute, mais à sa réputation. 

Il est vrai qu’en 1991 l’art préhistorique provençal faisait encore bien pâle figure, du moins pour sa période la plus ancienne. Sa mauvaise réputation semblait inaltérable, comme taillée dans le silex : sans grotte ornée, le Sud-Est ne pouvait prétendre rivaliser avec les riches vallées des Pyrénées ou du Périgord. 


Triste Provence


Ici, rien d’équivalent aux fabuleuses Cavernes de Niaux, de Pech-Merle ou de Lascaux. À écouter ces savants de la Capitale, tout s’était passé comme si les territoires situés à l’est du Rhône n’étaient peuplés, au Paléolithique supérieur (c’est-à-dire l’époque qui nous intéresse, entre 30000 et 12000 ans), que de quelques Cro-Magnons attardés. 

Ces pauvres gens, aussi arriérés qu’insensibles (je parle des hommes préhistoriques, bien sûr) étaient sûrement bien incapables de tenir en main le moindre charbon de bois pour tracer sur une paroi de grotte ne serait-ce que le petit bout de la queue d’un bison des steppes. Eh bien, même si certains ne l’ont pas cru, même si d’autres peinent encore à le croire, nous avons un Lascaux à Marseille ! Les habitants de Morgiou maîtrisaient l’art pariétal au moins aussi bien que leurs «collègues» de Montignac en Périgord, il y a 17000 ans. Avant eux même, puisque les peintures des Calanques ont pu être datées de 18000 ans et jusqu’à 28000 ans pour les plus anciennes. À cette époque, il fallait aller chercher la mer 120 m plus bas, autrement dit 20 km plus loin, au-delà de l’île de Planier. La Provence présentait un autre visage. Elle ressemblait à la Norvège d’aujourd’hui.

On raconte que quelques-uns parmi les habitués des Calanques «côté mer» connaissaient depuis longtemps l’entrée de la grotte. « On pénétrait dans le boyau sur quelques mètres, mais après on sentait que c’était long, vu la pente. Donc on ne s’aventurait pas. L’intérêt c’est qu’il y avait de belles langoustes à l’entrée » précise le pompier professionnel François Grosjean qui, en passionné, fréquente depuis des décennies les sites de plongée de Marseille à Cassis. Henri Cosquer, lui, a osé aller plus loin. Il a vu les pingouins.


Une curiosité géologique


En septembre 1991, la grotte, la vraie, celle du fond du trou, était connue, certes, mais seulement d’Henri Cosquer et peut-être de quelques initiés. Le «Barbu» ainsi qu’on le surnomme sur le port de Cassis dit l’avoir découverte au milieu des années 80. Plusieurs fois il lui avait rendu visite, simplement pour éprouver en solitaire (ou partager avec quelques amis) le plaisir d’admirer ses délicates et précieuses formes géologiques. Jamais, raconte-t-il, il n’avait imaginé qu’elle renfermait de tels chefs-d’œuvre. D’ailleurs, à l’époque, le capitaine du «Cro-Magnon» s’intéressait autant à la préhistoire de la Provence qu’à l’évolution des Pithécanthropes de Java. Et si son bateau s’appelait ainsi c’était simplement parce que l’embarcation achetée d’occasion quelques années plus tôt portait déjà ce nom. 

Certes, dans le milieu de la plongée, on racontait qu’un Lascaux sous-marin avait été découvert près de Cassis. Un ouvrage spécialisé en faisait même mention dès 1984, mais croix de bois, croix de fer, Henri Cosquer n’avait jamais vu les peintures dont il est si fier, jusqu’à cette plongée du 9 juillet 1991.

Ce jour-là, au fond de la grotte, Pascale Oriol, Yann Gogan, Henri Cosquer et sa nièce Cendrine ont vu apparaître le contour d’une main à la lumière de leurs lampes. Pas un instant ils n’ont supposé que c’était une peinture vieille de 27000 ans. « Quand on a vu cette main, se souvient Yann Gogan, on s’est dit que des gens avaient dû passer avant nous, que peut être il existait une autre entrée qui permettait de descendre en spéléo ».


Des mains mutilées


Dans les jours qui ont suivi, ébranlés par l’étrange apparition, les membres de l’équipée ont de nouveau trompé la vigilance des langoustes gardiennes du sanctuaire. Henri Cosquer et ses compagnons avaient rendez-vous avec les fantômes des Marseillais d’avant Gyptis. On imagine sans mal avec quelle fébrilité ces voyageurs du temps ont pu, en un délai record, ressusciter la plupart des silhouettes qui ornaient les parois, mieux, réveiller les bêtes assoupies depuis 18 000 ans.

D’autres mains leur faisaient signe, des mains étranges, aux doigts mutilés tandis que des traces incompréhensibles semblaient en vain vouloir s’exprimer dans un mutisme couvert par le clapotis des vaguelettes et le goutte à goutte des stalactites.

Sans doute les explorateurs ont-ils aussi remarqué au sol un foyer d’éclairage éteint depuis des lustres. Sans doute ont-ils été intrigués par d’étranges gravures autant que par les «tracés digitaux» ces pathétiques lignes parallèles continues, imprimées sur les parois dans la pellicule de calcaire tendre, par les quatre doigts d’une main ouverte et qui ont tant impressionné le jeune Yann: «Il y a surtout des traces dans la glaise, ces espèces de traces comme si les gens avaient essayé de s’agripper pour monter».


Et si c’était un gag ?


Plus tard, début septembre, au lendemain de l’accident des trois Grenoblois, lorsque des spéléologues aguerris, aussi curieux qu’audacieux, ont atteint la grotte pour la visiter à leur tour, ils n’ont pas cru immédiatement qu’ils pénétraient dans un sanctuaire préhistorique. «Bien sûr, nous avons vu tout de suite que la grotte était ornée, commente l’un d’entre eux, Marc Douchet, spécialiste mondial de plongée souterraine, mais nous nous sommes posé des questions. Nous étions presque à nous demander si ça n’était pas un gag. Nous sommes restés un peu sceptiques.»

Henri Cosquer, lui, l’était beaucoup moins. Durant l’été, la chance lui avait fait rencontrer un apprenti-préhistorien, aujourd’hui enseignant-chercheur à l’université de Provence. Le jeune Jean-Pierre Bracco possédait déjà une bonne connaissance du Paléolithique supérieur. Les photos l’intriguaient. Pendant plusieurs semaines, avec insistance, il avait tenté de persuader l’inventeur de déclarer sa découverte. Il n’en fallait pas plus au scaphandrier pour se convaincre de la valeur de son trésor.

Mais quand d’autres que lui ont percé son secret, quand des spéléologues «concurrents» ont violé sa caverne, Henri Cosquer a décidé de tout révéler, restituant enfin à l’humanité l’une des plus prodigieuses découvertes préhistoriques du siècle.


François HERBAUX


Photo Olive-Ministère de la Culture pour le Club de la presse Marseille-Provence.