J’ai vu Avignon du temps des papes

N'avez-vous pas vus ces pèlerinages incessants, ces couleurs, cette vie, ces "galères pavoisées" qui amenaient quotidiennement leurs "arrivages de cardinaux" ? Ne les avez-vous pas entendus, ces chants latins qui s'élevaient par-delà les remparts et ces cloches qui, par leurs tintements allègres, ne manquaient nulle occasion de glorifier le Seigneur ? 

Ces tintements sont montés jusqu'aux oreilles de Rabelais qui a baptisé Avignon 'La ville sonnante". Ils ont même soufflé à Frédéric Mistral son "Poème du Rhône" où il chante Avignon, "sonneuse de joie".

Hélas! ce ne sont pas ces belles images qu'une partie de l'opinion chrétienne a retenu de l'installation des papes en Avignon, au XlVe siècle, c'est cet abandon de Rome qui sonnait à la fois comme une lâcheté et comme un exil. Pourtant, à l'époque Avignon n'était pas en France. Depuis le début du XIIe siècle, c’était en quelque sorte un morceau d’Italie et les papes d'Avignon n’étaient pas français.

Comme les Italiens, c’étaient des Méditerranéens. Qu'importait d'ailleurs car là où était le pape, là était Rome, le siège de la chrétienté.

En Provence, déjà, se rejoignaient l'Europe du Nord et la Méditerranée, et Avignon, capitale de la chrétienté, se trouvait ainsi au carrefour de l'Europe, s'ouvrant à toutes les cultures pour devenir rapidement une place cosmopolite. À l'époque (comme aujourd'hui au plus chaud de l'été), au sein même du palais, les parties publiques accueillaient quotidiennement une multitude de visiteurs, des habitués comme des gens de passage: des marchands, des mendiants ; beaucoup de clercs, bien sûr, mais aussi des maçons, des menuisiers et des soldats du pape. Parfois, le souverain recevait de grands princes, accueillis avec fastes autour de banquets somptueux. Tout ce monde grouillait dans l'enceinte du palais et les nombreux chantiers en cours venaient ajouter à cette animation. Ils fleurissaient aussi dans la ville elle-même qui s'ouvrait en même temps sur une vie culturelle du plus haut niveau.

Soucieux de leur prestige, les papes ont tenu en effet à attirer auprès d'eux les plus brillants artistes et les plus grands savants de l'époque. Ainsi, peintres, musiciens, architectes, côtoyaient en ces lieux écrivains et hommes de sciences.

Avignon du temps des papes se révélait également un haut lieu de la finance. C'est cette "grosse maison financière" décrite par Michelet qui souleva aussi la critique. Mais on retiendra surtout - et ce fut le principal reproche - l'éclat de cette apparence, ce faste insolent dont témoigne l'imposante majesté de ce qui n'est pas seulement un château fort, mais bien un palais : le siège de l'Etat ; bref, l'architecture au service du pouvoir. Ainsi l'ont voulu Benoit XII et Clément VI en confiant l'édification de ce symbole de leur puissance à leurs architectes Pierre Poisson, d'abord, puis Jean de Louvre, ensuite.

Choquante cette magnificence en Avignon ? Bien sûr, aux yeux de ceux qui entendaient limiter le pouvoir du pape au domaine spirituel comme le poète Pétrarque ou la dominicaine Catherine de Sienne qui ont tant supplié la papauté de renouer avec le siège de saint Pierre. Pourtant, les papes d'Avignon n'ont rien de commun avec certains de ces pontifes décadents de la Renaissance. Les fastes qu'ils affichaient ne reflétaient qu'une volonté d'affirmer leur puissance. Loin de faire preuve de décadence, ils posaient au contraire en Avignon les fondements d'une organisation politique qui a servi de modèle pendant des siècles.

Ainsi, c'est bien en Provence que notre civilisation a pu «renaître» tant sur le plan politique que culturel ; c'est bien ici que Pétrarque, malgré son dégoût affiché d'Avignon, a fait ses premiers pas d'humaniste, cette pensée qui allait marquer la fin du Moyen âge et contribuer au mouvement de la Renaissance. C'est bien ici aussi, dans ce palais qu'avec des artistes italiens de renom tel Matteo Giovanetti, le peintre de Clément VI, s’est dessiné un chapitre décisif de l'histoire de l'art. La chambre du Cerf, sous son plafond rubis, se présente comme un chef-d'oeuvre de finesse et de sensibilité qui annonce déjà le Quattrocento italien. Ah! si les papes étaient restés en Avignon !

Hélas ! rompant le charme, un triste jour de 1376, Grégoire XI décida de rentrer à Rome avec armes et bagages, ne nous laissant pour tout souvenir que son palais... Et l'imagination de Daudet.


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