La vallée des temps oubliés

(ARTICLE DE MARS 1995)


Il est de la race des fouineurs. Ce travailleur acharné connaît les lieux mieux que quiconque. Depuis qu'il creuse des galeries de long en large, de haut en bas, le curieux fouilleur de la grotte de la Baume-Bonne à Quinson, n’a toujours pas pris conscience de l’intérêt scientifique du site. C'est un blaireau. Oui, un vrai blaireau, «meles meles» pour les spécialistes. Il est devenu le cauchemar des chercheurs.

«La bestiole a encore fait des dégâts. Pour dégager la terre, il y en aura pour des heures de travail !» soupire le géologue et préhistorien Jean Gagnepain, en pénétrant sur le chantier des fouilles qu'il dirige. Entre lui et la bête, c'est devenu une affaire personnelle. L'un et l'autre ont pris possession des lieux. L'un et l'autre se déplacent le plus aisément du monde du paléolithique moyen au néolithique à travers les couches géologiques. L'un partage l'espace de la grotte avec la petite famille de chauve-souris, nichée sous la voûte à 22 m du sol, qui se réserve les airs. L'autre a fait un héritage scientifique en bonne et due forme. En reprenant en 1988 les travaux de recherche dans le sol de la grotte, il a succédé à Henry de Lumley, son maître en préhistoire.


SUR LES TRACES DU PASSÉ


Lorsqu'en 1957, Henry de Lumley, Jean Courtin et Charles Lagrand, ont entrepris leurs campagnes de fouilles dans le Verdon, ils savaient que leur moisson serait abondante. Deux archéologues amateurs, Bernard et Bertrand Bottet avaient déjà révélé l'incroyable richesse du patrimoine archéologique du site de la Baume-Bonne.

«Le CNRS nous avait prêté deux Zodiac se souvient Jean Courtin, à l’époque, c’était quelque chose !» Cet équipement a permis de réaliser un projet un peu fou mais combien prometteur : sonder systématiquement le sol des grottes et des abris sous-roche qui criblent les falaises de la vallée du Verdon. «Pour beaucoup de sites, il y avait urgence car EDF entamait la construction des barrages hydroélectriques et de nombreuses grottes allaient être noyées par les lacs.» ajoute le préhistorien qui dirige aujourd'hui les recherches sur la célèbre grotte Cosquer, dans les Calanques de Marseille.

«Nous avons fouillé plus de 120 sites paléontologiques et archéologiques: la Baume-Bonne, Baudinard, Breuil et bien d’autres » explique Henry de Lumley, aujourd’hui directeur du Muséum national d’histoire naturelle à Paris. «Nous avions chacun notre spécialité : le néolithique pour Courtin, les âges du bronze et du fer pour Lagrand et le paléolithique pour moi.»

Transportant leur matériel à bord de leurs embarcations, passant des jours et des nuits au fond des grottes. Vivant -presque- la vie des hommes du néolithique, les chercheurs ne manquaient aucune occasion de fouiller. Eté, Pâques, Noël, chaque période de vacances était l'occasion de recruter des étudiants et bénévoles au profit d'une boulimie de découverte. Pendant une douzaine d'années, sans relâche, ils ont sorti de terre les outils et les restes de repas de nos ancêtres, ils ont accumulé de précieux indices qui nous permettent aujourd'hui de mieux connaître le mode de vie de l'homme d'avant l'histoire.

Ce «matériel» comme l'appellent les scientifiques sera enfin présenté au public dans les vitrines du futur musée de préhistoire des gorges du Verdon à Quinson, dont l’inauguration est prévue pour 1997.


300 000 ANS D’ÉVOLUTION HUMAINE


«La Baume-Bonne est un site exceptionnel, commente Jean Gagnepain, c'est un véritable piège à sédiments qui nous permet d'étudier l'homme depuis les pré-Néandertaliens, jusqu'à des périodes beaucoup plus récentes. On y retrouve même des objets datant du Moyen-Age ou de la Révolution. » (1).

Les plus anciennes traces humaines retrouvées en ce lieu datent d'environ 450000 ans. Ce sont des pierres taillées et des ossements d'animaux chassés. Ces objets témoignent de la vie quotidienne de l’Homo Erectus celui que beaucoup considèrent comme le premier habitant de l'Europe. Les recherches d’Henry de Lumley et de Jean Gagnepain dans la grotte du Vallonnet à Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes) et sur la plateau de Valensole ont montré qu’il vivait chez nous depuis au moins 1 million d'années. 

Les fouilles effectuées dans les grottes du Verdon ont permis de détailler le menu de cet Homo Erectus, composé de bouquetins, de castors, de bisons, de chevaux et même parfois, de rhinocéros. Autant de gibiers qu'il consommait cuits. Des traces de foyer ont en effet été relevées à la Baume-Bonne. Le feu, apparu vers 400 000ans, a marqué une étape essentielle de l'évolution humaine, au moins aussi importante pour l'homme fut l'utilisation d'une méthode de taille de la pierre que les spécialistes appellent le débitage Levallois, du nom du site de Levallois-Perret où elle a été mise en évidence. Cette technique n'est pas très spectaculaire aux yeux du profane, elle marque pourtant une véritable révolution. En imaginant par avance la forme de l'outil contenu dans la pierre, les hommes préhistoriques ont pu tailler le silex de manière plus rationnelle, cela leur a permis de multiplier les lames tout en économisant la matière première. 

À la Baume-Bonne, les premiers indices du débitage Levallois sont datés de 270 000 ans, il a vraiment émergé vers 250 000 ans pour se généraliser jusqu'aux périodes plus récentes.

Comment vivaient les habitants de la grotte ? Comment étaient-ils habillés ? Autant de questions auxquelles les préhistoriens se gardent bien de répondre de manière absolue. Du passé, le sol ne conserve en effet que les pierres, les os, les cendres et parfois, les colorants. D'autres indications nous sont également apportées par l'étude des pollens. 

«Nous supposons qu'ils étaient vêtus de peaux de bêtes, mais nous n'avons pas de preuves» commente Jean Gagnepain.

Aucun ossement humain n'a pu être découvert dans la vallée du Verdon mais, par comparaison avec d'autres sites, les scientifiques sont parfois en mesure d'attribuer les outils trouvés à tel ou tel type humain. C'est ainsi qu'on sait que les grottes et abris du Verdon furent occupés par les Hommes de Néandertal, les descendants de l’Homo Erectus. 

Plus petits, mais aussi plus robustes que nous, les néandertaliens possédaient un cerveau aussi gros que le nôtre. Ils ont peuplé l'Europe jusqu'aux environs de 30 000 ans avant de disparaître dans des conditions demeurées mystérieuses. Néandertal est le premier Homo Sapiens. Grâce aux découvertes effectuées dans d’autres sites, on sait qu'il enterrait ses morts et qu'il utilisait des colorants. Les pollens retrouvés dans des sépultures ont montré qu'il n'était pas insensible aux charmes des fleurs colorées et si l'on garde souvent de lui l'image du primitif armé d'une massue et vêtu d'une peau de bête, si l'imagerie populaire voit encore en lui la brute hirsute traînant sa femme par les cheveux, rien de nous empêche de penser qu'il pouvait être un doux poète.

L'étape suivante de l'évolution humaine a été marquée par l'émergence de Cro-Magnon, l'Homo Sapiens Sapiens, autrement dit : vous et moi, à quelques détails près. Sapiens Sapiens a tout inventé : l'art, l'agriculture, l'écriture et l'élection présidentielle. 

L'émergence de l'art a marqué la dernière grande étape de l'évolution humaine au paléolithique. 

Dans la vallée du Verdon, «en matière d’art paléolithique, nous n’avons trouvé qu’un bison gravé datant de 14 000 ans dans le site de Segries, près de Moustiers-Sainte-Marie, mais il n’est pas interdit de penser que nous trouverons un jour une grotte ornée» affirme Henry de Lumley. 

Pour l’époque néolithique en revanche, marquée par l'apparition de l'agriculture, de l'élevage, de la poterie et de la métallurgie, les objets sont nombreux. 

Comme leurs ancêtres, ces premiers agriculteurs devaient prendre plaisir à goûter les charmes du Verdon. Cette période (à partir de 8 000 ans) a été particulièrement étudiée par Jean Courtin. Selon ce dernier, une réelle animation devait régner dans cette vallée et il n’est pas interdit de penser que tout un réseau de structures en bois venait se greffer sur les parois rocheuses, facilitant ainsi la circulation entre les foyers.

Aujourd’hui, le Verdon a su conserver sa beauté, à l’image de ses lacs émeraude. Il a aussi retrouvé le calme, la paix, la sérénité, sauf peut-être au cœur de l’été lorsque la vallée fourmille d’Homo Sapiens en short et baskets, armés de leur guide touristique et marchant vers leur avenir sur les traces de leurs ancêtres.

(1) Premier directeur du Musée de préhistoire des Gorges du Verdon à Quinson, Jean Gagnepain est mort subitement à 48 ans le 19 mai 2010.

Illustration : reconstitution de poteries préhistoriques, Journées de la préhistoire de Quinson (Alpes-de-Haute-Provence).

À lire : Nos Ancêtres du Midi


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