Nul besoin de chiffres, dira-t-on. Le spectacle parle de lui-même. Happé par la profondeur des gorges du Verdon, notre regard suffit. Nous nous trouvons bien en présence d’un phénomène géologique hors du commun. Et pourtant! afin de tenter de comprendre l’ampleur de ce qui s’est produit à cet endroit, les géographes font appel à des relevés, des mesures, des schémas. Le vocabulaire importe également. Ils distinguent une simple vallée d’une gorge, et une gorge d’un canyon. Dans ce dernier cas, la mesure de profondeur est du même ordre que celle de la largeur, ce qui finalement s’avère assez exceptionnel. Dans le Verdon, le Grand Canyon, long de 21 km, mesure d’une berge à l’autre, selon les endroits, de 200 à 1500m tandis que sa profondeur varie de 250 à 700 m. Reste sa quatrième dimension, le temps, clé de son histoire.
A bien des égards, la «fabrication» des gorges du Verdon demeure énigmatique. Impossible, par exemple, de connaître précisément la date de naissance de la rivière. Ce qu’on peut dire, c’est qu’entre 14 et 12millions d’années, le Verdon n’apparaissait pas dans le paysage. Inutile, donc, pour reconstituer sa genèse, de remonter aux temps des dinosaures qui ont vécu il y a 160 millions d’années sur les terrains jurassiques dans lesquels s’est façonné le Grand Canyon. Tout juste peut-on reconnaître une corrélation évidente entre la nature du sol et le creusement des gorges.
Cette roche, c’est du calcaire, un matériau très dur mais qui se laisse facilement entailler sous l’action des eaux torrentielles. Dans un tel contexte géologique, l’érosion produit naturellement ces parois, ces corniches, ces escarpements, bref un paysage karstique des plus spectaculaires. Dans le Verdon, le résultat est éloquent. Le phénomène a engendré de vertigineuses entailles verticales et une vallée extrêmement resserrée.
Des millions et des millions d’années se sont donc écoulés sur ces terrains avant que n’apparaisse la rivière. Commença alors le vrai travail de sape. Est-il besoin d’imaginer des catastrophes épouvantables pour expliquer la formation des gorges? Non. Le temps a fait son œuvre, tout simplement… pendant très longtemps.
Ou bien un canyon se creuse parce que la montagne se soulève. Ou bien il se creuse parce que le niveau de base s’abaisse. Dans le cas du Verdon, les deux phénomènes ont joué, et à des dates différentes.
Le niveau évoqué, c’est celui de la mer. Plus il est bas, plus la rivière creuse, obstinément. Enfin, tandis que le massif alpin se soulevait, le Verdon, opportuniste, a exploité des failles existantes de la montagne, brisée par endroits, notamment pendant les périodes de refroidissement climatique.
Tous ces phénomènes ont donc convergé sur ce terrain propice, peut-être à partir de 10 millions d’années, pour aider la petite rivière a sculpter le chef-d’œuvre qui s’offre aujourd’hui à notre regard, dans toute sa démesure.
DIX MILLIONS D’ANNÉES DE CREUSEMENT OBSTINÉ
Vers 30 millions d’années: début de la poussée alpine.
Vers 10 millions d’années : apparition du Verdon.
Vers 5,9 millions d’années: Crise «messinienne». Baisse importante du niveau de la Méditerranée. Accentuation du creusement.
Vers 5,3 millions d’années: Remontée du niveau marin. Le creusement s’affaiblit.
Vers 2 millions d’années: Refroidissement quaternaire. Nouvelle baisse du niveau marin. Nouveau creusement allié au soulèvement alpin qui se poursuit.
MARTEL, EXPLORATEUR DE LA BELLE ÉPOQUE
Le sentier de grande randonnée GR4 prend naissance quelques kilomètres au nord de Grasse. En suivant jusqu’au bout la piste du célèbre double trait blanc et rouge, le randonneur pourrait bien se laisser guider jusqu’au mont Ventoux et, au-delà du Rhône, jusqu’aux gorges de l'Ardèche, aux Cévennes, au Massif central, au Limousin et à l'Atlantique. Pourtant, malgré la richesse et la variété du programme proposé tout au long du chemin, il est un passage qui fait de la randonnée sur le GR4 une aventure unique en son genre. Ce tronçon, c’est le célèbre sentier Martel, au cœur des gorges du Verdon. Aménagé en 1928 par le Touring Club de France, il doit son nom au pionnier de la spéléologie française, le premier à avoir exploré le Grand Canyon sur toute sa longueur. C’était il y a tout juste 99 ans, du 11 au 14 août 1905.
Explorateur curieux et audacieux, globe-trotter, scientifique autodidacte, Edouard-Alfred Martel (né à Pontoise en 1859) affichait aussi un vrai talent de vulgarisateur. Le succès de ses nombreux ouvrages en témoigne: Les Abîmes, Irlande et cavernes anglaises, l’évolution souterraine et surtout La France ignorée qui a popularisé le Grand Canyonl’année même où fut ouvert le sentier qui porte aujourd’hui le nom de son inventeur.
Avant de s’intéresser au Verdon, ce «Nicolas Hulot» de la Belle Époque avait découvert, dans le Quercy, le gouffre de Padirac.
Martel avait été amené à s’intéresser au Verdon à la faveur d’une mission d’expertise hydrologique commandée par le ministère de l’Agriculture. Il s’agissait d’étudier le système de la source de Fontaine-l’Evêque située en amont des moyennes gorges et aujourd’hui noyée dans le lac de Sainte-Croix.
À l’issue de sa mission hydrologique, le spéléologue s’était réservé quelques jours pour explorer le Grand Canyon en canot avec une équipe de volontaires parmi lesquels Isidore Blanc, instituteur à Rougon.
L’année suivante, toujours à la faveur et à l’issue dune mission technique, l’exploration s’est poursuivie dans le but, cette fois, de photographier plus en détail toutes ces curiosités géologiques. Ces clichés ont largement contribué, plus tard, à populariser le Grand Canyon.
À l’époque, une animation insolite régnait au fond des gorges. Depuis 1902, le Société des Grands travaux de Marseille creusait dans le Verdon une série de tunnels pour le compte de la Société Electrique du Sud Est. Le projet consistait à récupérer et à dériver une partie des eaux de la rivière à des fins hydroélectriques.
La Grande Guerre a interrompu le chantier qui n’a pu reprendre qu’au début des années vingt en utilisant la main d’œuvre de prisonniers de guerre allemands. Mais le projet, finalement, n’a pas vu le jour. Après les missions de Martel, la popularité du Grand Canyon était devenue telle que le chantier a été abandonné devant les protestations du Touring Club de France auquel appartenaient de nombreuses personnalités influentes de l’époque. Mais les aménagements n’étaient pas perdus pour tout le monde. Certains de ces tunnels prévus pour dériver les eaux du Verdon sont aujourd’hui utilisés par les randonneurs expérimentés qui peuvent ainsi, un siècle après lui, marcher sur les pas de Martel, avec prudence, quand même.
À LA RECHERCHE DE L’HOMME DU VERDON
Tel le Yéti, l’Homme du Verdon demeure insaisissable. Pourtant, depuis les temps les plus reculés, il a bien fréquenté cette vallée riche en eau et en gibier. Il a bien laissé des traces, nombreuses, mais curieusement, pas le moindre petit bout d’os, rien qui puisse intéresser les anthropologues. C’est que notre homme a disparu depuis l’époque préhistorique. Le Verdon, c’est un peu la vallée des temps oubliés, c’est aussi celle du passé reconstitué… par petits morceaux.
Pour retrouver leur chemin dans les méandres de la préhistoire de la rivière, les chercheurs récoltent des cailloux de tous âges extraits pour la plupart du sous-sol de grottes comme La célèbre Baume-Bonne, à Quinson.
Ces pierres ont été taillées par l’Homme du Verdon, par «Les Hommes» devrait-on dire, car en réalité, des générations de types humains se sont succédé dans cette vallée depuis près de 500000ans.
Aux indices qu’il a laissés dans les 30 000 dernières années, on reconnaît bien les manières de notre aïeul direct, déjà Homo Sapiens Sapiens, comme nous. Mais l’énigmatique homme de Néandertal a vécu là, lui aussi, il y a plus de 40000 ans, ainsi que ses ancêtres surgis tout droit des profondeurs du temps.
Ce qu’on sait aujourd’hui de la préhistoire du Verdon, on le doit à une poignée de passionnés qui ont fouillé la vallée, notamment en aval du Grand Canyon, dès la fin des années 50.
Equipés de deux Zodiac fournis par le CNRS, les préhistoriens Henry de Lumley, Jean Courtin et Charles Lagrand se sont engagés à l’époque dans un projet fou: sonder systématiquement le sol des grottes qui criblent les falaises de la vallée du Verdon. Pour de nombreux sites, il fallait faire vite car EDF entamait déjà les études pour la construction des barrages. De nombreuses grottes allaient être noyées par les lacs.
Transportant leur matériel à bord de leurs embarcations, passant des jours et des nuits au fond des grottes. Vivant – presque - le quotidien des hommes du Néolithique, les chercheurs ne manquaient aucune occasion de fouiller. Eté, Pâques, Noël, chaque période de vacances était l'occasion de recruter des étudiants et bénévoles au profit d'une boulimie de découverte. Pendant une douzaine d'années, sans relâche, ils ont sorti de terre les outils de pierre et les ossements d’animaux, restes des repas de nos ancêtres. Ils ont également, pour les périodes les plus récentes, accumulé des quantités de tessons de céramique ou d’objets en métal, précieux indices qui nous permettent aujourd'hui de mieux connaître le mode de vie des hommes d'avant l'histoire.
Ce «matériel» comme l'appellent les scientifiques est maintenant présenté au public dans les vitrines du musée de préhistoire de Quinson qui attend toujours d’accueillir le squelette introuvable de l’homme du Verdon.
ET SI LE VERDON DISPARAISSAIT ?
Aujourd’hui encore, et pour longtemps, la rivière continue à creuser son lit avec ardeur. Dans ce paysage en proie à une érosion généralisée, la fin du spectacle n’est pas pour demain. La roche, soumise à l’action conjuguée de l’eau et du gel, continue à se débiter.
Le travail du Verdon au fond de ses gorges peut d’ailleurs être perceptible à l’échelle humaine. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à voir ce qu’il s’y passe aujourd’hui. Au dessous du pont de l’Artuby, par exemple, le cours d’eau, en tourbillonnant, façonne tranquillement de spectaculaires «marmites de géant», c’est-à-dire ces grandes cavités devenues curiosités géologiques.
Petit à petit, les baumes créées à la base des parois continuent à se creuser à tel point que les corniches en surplomb ne manqueront pas, à un moment, proche ou lointain, de s’effondrer. Bien sûr, il ne se passe pas tous les jours quelque chose dans le Grand Canyon et c’est heureux pour les randonneurs qui empruntent le sentier, mais de nombreux phénomènes visibles sont à l’œuvre.
Des crues exceptionnelles comme celle du 5novembre 1994 peuvent encore entraîner des conséquences perceptibles à l’échelle humaine. Pourtant, dans tous les cas de figure, les événements devraient rester localisés, comme à l’est du Point Sublime où un effondrement a eu lieu il y a quelques années et où l’on peut encore assister, en direct, à l’agonie d’une paroi qui vit sa dernière heure géologique.
Et plus tard? Bien que pour certains spécialistes la poussée alpine se soit atténuée, il est permis de penser que le climat, en se réchauffant, provoquera des précipitations plus fréquentes et plus intenses. Ces conditions propices à l’érosion ne seront peut-être plus ralenties par la végétation, victime du réchauffement, voire des incendies. Déjà bien mis à mal depuis quelques siècles par l’intervention humaine, notamment en raison de l’exploitation du buis, le couvert végétal pourrait disparaître, entraînant ravinements, glissements de terrain, etc.
Pour l’avenir, n’écartons pas non plus la possibilité de séismes comme celui de 1853 dont l’épicentre se situait dans le secteur de Chasteuil-Castellane.
Dans quelques dizaines de millénaires, une fois le réchauffement oublié, profitant des conditions astronomiques favorables à une nouvelle glaciation, c’est le gel pourrait bien de nouveau faire le grand ménage dans le lit du Verdon.
Une autre hypothèse, enfin, peut être évoquée. Il se pourrait qu’un jour la rivière soit précipitée en sous-sol, disparaissant partiellement ou totalement. Mais qu’on se rassure, ce n’est sûrement pas pour demain.